Le Yield Management

Publié le par ARDSL

"Le Monde Magazine" : Voyager à tous prix LE MONDE MAGAZINE | 08.04.11 | 18h03

 

A bord d'un TGV ou d'un avion, demander à son voisin quel prix il a payé son billet, c'est aller au-devant d'une surprise, bonne ou mauvaise. C'est aussi s'emparer d'un fragment de secret industriel. Elaborée selon des paramètres fort complexes, la politique de tarification en vigueur à la SNCF comme dans les compagnies aériennes apparaît au mieux déroutante, au pire suspecte. Elle n'en est pas moins entrée dans les mœurs. A bord du même TGV Paris- Marseille, un siège peut varier entre 22 euros et 104,40 euros ; un fauteuil en classe touriste connaîtra des variations encore plus fortes à bord d'une compagnie aérienne, fût-elle "low cost". Bref, certains voyageurs paient pour d'autres. Connue sous le terme barbare de "yield management" (littéralement "la gestion du rendement") ou de "revenue management", cette manie de jouer à cache-cache avec le consommateur date du milieu des années 1980, avec la déréglementation du secteur aérien américain. Delta Air Lines fut la première à en appliquer les principes qui visent à remplir au maximum les avions tout en optimisant les revenus de la compagnie. Depuis, la mystérieuse boîte à outils du yield management a progressivement imposé ses règles du jeu.

 

PRÉVOIR POUR PAYER MOINS La clé de voûte de ce système, adopté par des sociétés de services – qui ne peuvent, par définition, stocker ce qu'elles produisent –, est le principe de la réservation. Pour faire fonctionner la machine à remplir trains et avions, on fait varier le prix d'un billet en fonction de sa date d'achat. Plus la réservation est réalisée à l'avance, moins le tarif du voyage sera élevé. Cette mécanique s'applique en temps réel, ce qui signifie que l'opérateur peut décider à tout moment d'"ouvrir" une catégorie correspondant à un prix plus élevé, en fonction de l'analyse qu'il fait du marché. Au final, un TGV ou un avion programmé un vendredi après- midi de juin comportera moins de places à petit prix qu'un autre prévu un mardi de novembre. Dernier principe : réduire la possibilité de changer d'avis ou la faire payer au client. Non remboursable, un billet iDTGV peut être échangé jusqu'à cinq heures avant le départ du train, mais avec 10 ou 15 euros de frais.

 

Chez Air France, un Paris-New York se négociera, par exemple, 463 euros pour un billet en cabine Tempo (classe économique) pris deux mois à l'avance et non échangeable. Si l'on souhaite conserver la possibilité de changer de vol jusqu'à sept jours du départ, il faudra opter pour un billet facturé 707 euros. Le tarif pour un billet échangeable jusqu'au dernier moment bondit à 3 530 euros. "Ce qui se paie, c'est le risque que prend la compagnie de voir son avion décoller avec des sièges vides", souligne Nathalie Stubler, directrice du département revenue management chez Air France. Celle-ci nous a ouvert les portes de l'immense ruche, située à Roissy (Val-d'Oise), où sont concoctés les tarifs de la majeure partie des 1 500 vols assurés quotidiennement par le groupe Air France-KLM.

 

Sur les écrans s'affichent des tableaux multicolores qui, pour chaque vol prévu dans les semaines suivantes, indiquent en temps réel l'état des réservations. "LA BOÎTE À SECRETS" Des catégories de prix, il y en a autant que de lettres dans l'alphabet : jusqu'à vingt en économique et six en business. Sans compter la première classe. Tout l'art des experts d'Air France consiste à anticiper la demande en scrutant le rythme de remplissage des vols. Il s'agit d'allonger ou d'abréger la durée de vie de telle ou telle catégorie de prix. "Lorsque la demande augmente fortement, nous limitons le nombre des places les moins chères, explique Nathalie Stubler. Mais si la période se révèle plus creuse que prévu, les catégories à prix bas seront prolongées." Pour se guider, les services d'Air France se fient à l'historique des vols précédents et ils intègrent aussi certains événements (salons professionnels, compétitions sportives, enneigement des stations de ski) et, à plus court terme, la météo du week-end. Pour "sentir" le marché, les spécialistes – dont les plus compétents peuvent être débauchés à prix d'or par la concurrence – gardent également un œil sur la politique commerciale des concurrents (promotions des compagnies à bas coûts mais aussi de la SNCF) et sur les sites de réservation par Internet. Quel est le pourcentage de billets promotionnels à 48 euros sur chaque vol chez Air France ? "Il est variable", répond laconiquement la compagnie. Mais encore ? Mystère. "Une information de ce genre, nous la gardons dans notre boîte à secrets. Ni nos compétiteurs ni la direction de la concurrence n'en savent rien", sourit Nathalie Stubler.

 

A la SNCF, le cœur du système du yield management, installé à La Défense, est beaucoup moins peuplé mais tout aussi actif. Même silence de cathédrale, mêmes écrans où se déploient les mêmes rubans de couleur sous les yeux d'experts généralement jeunes et souvent féminins. Pour les voyages en TGV, le nombre de catégories de prix est moins important – huit, en règle générale, en seconde classe. La règle du jeu est la même, elle consiste d'abord à remplir les rames avec les places les moins chères puis à monter en prix. Subtil, le dosage consiste aussi à déterminer le taux de réduction auquel pourront prétendre à l'instant T les diverses cartes commerciales (Escapades, Senior, Enfant+…).

 

La SNCF garde pour elle ses recettes mais assure s'imposer certaines règles. Elle s'interdit, par exemple, de remettre en vente des petits prix pour assurer, in fine, le remplissage d'un train, afin de ne pas pénaliser ceux qui, entre-temps, auraient payé un tarif supérieur. "C'est un engagement ; d'ailleurs le système informatique est programmé pour bloquer toute réouverture de petits prix", affirme Olivier Sanz, responsable du Centre d'optimisation commerciale de la SNCF. A l'UFC-Que Choisir, on reste circonspect. "Il semblerait qu'il y ait parfois des exceptions à la règle", persifle l'association de consommateurs qui évoque le cas d'une voyageuse qui, prenant son billet bien après son mari sur le même TGV, a eu la surprise d'obtenir un tarif inférieur. L'un des corollaires de cette gestion des billets à flux tendu est la surréservation. Ce que l'on appelle aussi surbooking ou suroffre consiste à vendre plus de billets qu'il n'y a de places dans un avion ou un train. "Il s'agit d'anticiper – en se reposant sur des modèles mathématiques fiables – la non-présentation de passagers à l'embarquement, ce qui permet de faire voyager des gens en liste d'attente", plaide Charles Girard, chargé de la gestion des vols européens chez Air France. L'intérêt pour la compagnie est évident – elle peut espérer vendre deux fois le même siège pour un risque qu'elle estime maîtrisé. En 2009, selon Air France, 3 passagers sur 10 000 n'ont pas pu embarquer pour cause de surbooking et 5 ont été déclassés ou ont choisi, contre compensation, d'opter pour un autre vol. Dans le même temps, ce système aurait permis à 160 passagers sur 10 000 de trouver un siège.

 

A la SNCF, la "surréservation technique" existe – sauf à bord des trains les plus fréquentés – mais ne va pas au-delà de ce que permettent d'embarquer les strapontins et les voitures-bar. Sur le billet, la mention "selon disponibilité" – pas toujours très visible – suggère que l'on se trouve en surréservation. Pour les entreprises de transport, la pratique du yield management est devenue un moyen indispensable d'améliorer le taux de rentabilité et d'amortir les importants frais fixes. Air France évalue entre 5 % et 7 % le surcroît de chiffre d'affaires ainsi engendré. Quant à la SNCF, elle avance une fourchette comprise entre 3 % et 8 %. Seule, avec la petite compagnie privée britannique Virgin Trains, à pratiquer une telle politique tarifaire, la société nationale s'enorgueillit de remplir à 70 % ses TGV alors que leurs homologues ICE de la Deutsche Bahn – dont les tentatives de rompre avec une politique de prix traditionnelle ont provoqué des tollés en Allemagne – dépassent à peine les 50 % et sont en moyenne 30 % plus chers, selon elle. Côté consommateurs, les associations regrettent "l'opacité" dont font preuve compagnies aériennes et ferroviaires qui, à leurs demandes d'explications, opposent régulièrement le secret commercial. Elles contestent aussi le penchant des opérateurs aériens à multiplier les options payantes (accès rapide à bord, choix du siège, supplément pour bagages…). Mais ces réserves ne les empêchent pas de voir, à travers le principe du yield management, une formule gagnant-gagnant. "

 

Même si les écarts de prix sont trop importants, ce système a permis de démocratiser l'avion et de faire en sorte que le TGV ne soit pas réservé aux riches ", admet Jean Sivardière, président de la Fédération nationale des associations d'usagers des transports (Fnaut). " Le yield management fait partie du paysage. Les consommateurs ne sont pas dupes de la réalité des prix d'appel. Ils savent pertinemment qu'ils paieront beaucoup plus cher s'ils prennent leur billet au dernier moment ", fait valoir Arnaud de Blauwe, rédacteur en chef adjoint à Que Choisir. LE JUSTE PRIX Pour autant, la SNCF ne bénéficie pas de la mansuétude dont profite le secteur aérien. Elle n'a, à vrai dire, pas toujours brillé par la clarté de ses offres tarifaires, ce qui l'a amenée, au printemps 2010, à repenser son site Voyages-sncf.com et à reformuler sa grille. En toile de fond, la SNCF se heurte aussi aux réticences d'une partie de l'opinion qui accepte mal que le train, considéré comme un service public, puisse pratiquer des prix aux allures de montagnes russes. "Il existe aussi un mécontentement à l'égard d'une grille qui introduit de la rigidité alors que l'on attend du train une forme de souplesse", estime Arnaud de Blauwe. "Dans ces conditions, la notion de juste prix est vidée de son contenu", ajoute-t-il. De facto, la logique tarifaire du train – comme celle de l'avion – engendre des différences de traitement parmi les consommateurs. Ceux qui (retraités, étudiants) peuvent planifier leurs déplacements longtemps à l'avance sont forcément mieux lotis que les autres voyageurs, plus souvent exposés à des impondérables. Les clients de la SNCF ne sont pas restés l'arme au pied. Ils ont inventé des formes d'auto-organisation afin de contourner la difficulté.

 

C'est ainsi que, sur Internet, ont fleuri les sites qui leur permettent de revendre des billets non remboursables Jean-Michel Normand A lire également dans "Le Monde Magazine" daté 9 avril : La "une" du "Monde Magazine", daté 9 avril 2011.Le Monde Magazine Nicolas Hulot, l'engagé solitaire. Le présentateur d’"Ushuaïa" jouit d’une immense popularité, mais quelles sont les raisons de son engagement ? Nous l’avons rencontré dans son repaire breton. Keiko Fujimori, au nom du père. A 35 ans, elle fait partie des favoris pour l’élection présidentielle au Pérou.Son atout ? Son père, ancien chef d’Etat. Sa faille ? Il est en prison pour vingt-cinq ans. Irlande : des rêves en friche. Pendant dix ans, le "Tigre celtique" s’est dopé au crédit immobilier. La crise venue, les lotissements vides parsèment le pays. La Kabylie monte en graine. Le couscous bio de Sid Ali Lahlou a séduit les gourmets d’Alger et d’ailleurs. Maurizio Cattelan, l’agitateur. Entretien avec l’un des artistes les plus chers du monde, autour de sa dernière création : la revue Toilet Paper. Badinter, témoin. En 1961, Adolf Eichmann était jugé à Jérusalem.Robert Badinter assistait au procès. Nous avons recueilli ses souvenirs, alors qu’une exposition au Mémorial de la Shoah, à Paris, retrace l’événement. Une pratique qui gagne l'hôtellerie et le tourisme Perfectionné par les compagnies aériennes, le principe de la modulation des prix en fonction de la demande s'est largement développé à travers le secteur des transports. Outre la SNCF, les sociétés de location de voitures y ont recours. Le yield management a également opéré une percée spectaculaire dans l'hôtellerie ainsi que le tourisme où les tour-opérateurs le pratiquent assidûment. Certains sites se sont spécialisés dans la vente de séjours bradés à la dernière minute. Enfin la restauration – notamment McDonald's, aux Etats-Unis – commence à élaborer des versions plus sophistiquées du principe du happy hour. En chiffres 26 catégories de prix différentes peuvent exister pour un même vol Air France, 20 en classe éco et 6 en business, première classe exceptée.

 

A la SNCF, on en compte 8 sur un TGV, uniquement en seconde classe. 70%, c'est le taux de remplissage moyen des TGV selon la SNCF. Il est d'environ 50 % pour leur équivalent de la Deutsche Bahn, l'ICE. 5% à 7%, c'est le surcroît de chiffre d'affaires engendré par Air France grâce au yield management. Le chiffre est de 3 % à 8 % pour la SNCF.

Publié dans Tarification

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